PLATFORM/NIETZSCHE Friedrich Vérité et Mensonge Au Sens Extra-Moral (1873)
PLATFORM / NIETZSCHE Friedrich Vérité et Mensonge Au Sens Extra-Moral (1873)
200224

Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l’univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l'” histoire universelle “. Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l’astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. – Une fable de ce genre, quelqu’un pourrait l’inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'[intelligence humaine] au sein de la nature. Des éternités durant [elle] n’a pas existé ; et lorsque c’en sera fini d’[elle], il ne se sera rien passé de plus. Car [cette intelligence] ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie. [Elle] n’est qu’humaine, et seul son possesseur et producteur le considère avec [amour], comme s’il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu’elle aussi nage à travers l’air avec [cet amour] et ressent en soi le centre volant de ce monde.

[«La vérité» est une invention de l’intelligence qui détermine ce qui est valable de dire sur les choses, et le] langage donne aussi les premières lois à la vérité: car le contraste entre vérité et mensonge se produit [dans le langage]..

Le menteur utilise les mots, pour faire apparaître l’irréel comme réel ; il dit par exemple : “je suis riche” alors que “pauvre” serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies par des substitutions arbitraires et même des inversions de noms. S’il fait cela par intérêt et en plus d’une façon nuisible, la société lui retirera sa confiance et du même coup l’exclura. Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d’être trompés que le fait qu’on leur nuise par cette tromperie : a ce niveau-là aussi, ils ne haïssent pas au fond l’illusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de certains genres d’illusions. Une restriction analogue vaut pour l’homme qui veut seulement la vérité : il désire les conséquences agréables de la vérité, celles qui conservent la vie ; face à la connaissance sans conséquence il est indifférent, et à l’égard des vérités destructrices il est même hostile. Et qu’en est-il du langage ? [Est-il le] témoignage de la connaissance, du sens de la vérité ? Les mots et les choses coïncident-ils? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ?

Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans l’[apparition] du langage, de dire : la pierre est dure – comme si « dure » nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective [et personnelle]! Nous classons les choses selon les genres, nous désignons l’arbre comme masculin, la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! Nous parlons d’un « serpent » : [le mot pourrait] convenir aussi au ver. […] Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La [«vérité»] est complètement insaisissable. [Elle] désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour [pour cela] de métaphores. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé! Deuxième métaphore. Et chaque fois le saut est un passage complet d’une sphère à une autre autre. […] Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux [choses].

Pensons à la formation des concepts. Tout mot devient concept par le fait qu’il […] doit servir pour des expériences innombrables, plus ou moins [ressemblantes], c’est-à-dire jamais identiques. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille ». […]

Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude de métaphores, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement faussées, transposées, et qui, après un long usage, semblent fermes: les vérités sont les illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force […].

Il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l’univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l'” histoire universelle “. Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l’astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir. – Une fable de ce genre, quelqu’un pourrait l’inventer, mais cette illustration resterait bien au-dessous du fantôme misérable, éphémère, insensé et fortuit que constitue l'[intelligence humaine] au sein de la nature. Des éternités durant [elle] n’a pas existé ; et lorsque c’en sera fini d’[elle], il ne se sera rien passé de plus. Car [cette intelligence] ne remplit aucune mission au-delà de l’humaine vie. [Elle] n’est qu’humaine, et seul son possesseur et producteur le considère avec [amour], comme s’il renfermait le pivot du monde. Or, si nous pouvions comprendre la mouche, nous saurions qu’elle aussi nage à travers l’air avec [cet amour] et ressent en soi le centre volant de ce monde.

[«La vérité» est une invention de l’intelligence qui détermine ce qui est valable de dire sur les choses, et le] langage donne aussi les premières lois à la vérité: car le contraste entre vérité et mensonge se produit [dans le langage]..

Le menteur utilise les mots, pour faire apparaître l’irréel comme réel ; il dit par exemple : “je suis riche” alors que “pauvre” serait pour son état la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies par des substitutions arbitraires et même des inversions de noms. S’il fait cela par intérêt et en plus d’une façon nuisible, la société lui retirera sa confiance et du même coup l’exclura. Ici les hommes ne craignent pas tant le fait d’être trompés que le fait qu’on leur nuise par cette tromperie : a ce niveau-là aussi, ils ne haïssent pas au fond l’illusion, mais les conséquences pénibles et néfastes de certains genres d’illusions. Une restriction analogue vaut pour l’homme qui veut seulement la vérité : il désire les conséquences agréables de la vérité, celles qui conservent la vie ; face à la connaissance sans conséquence il est indifférent, et à l’égard des vérités destructrices il est même hostile. Et qu’en est-il du langage ? [Est-il le] témoignage de la connaissance, du sens de la vérité ? Les mots et les choses coïncident-ils? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ?

Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans l’[apparition] du langage, de dire : la pierre est dure – comme si « dure » nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective [et personnelle]! Nous classons les choses selon les genres, nous désignons l’arbre comme masculin, la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! Nous parlons d’un « serpent » : [le mot pourrait] convenir aussi au ver. […] Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La [«vérité»] est complètement insaisissable. [Elle] désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour [pour cela] de métaphores. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé! Deuxième métaphore. Et chaque fois le saut est un passage complet d’une sphère à une autre autre. […] Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux [choses].

Pensons à la formation des concepts. Tout mot devient concept par le fait qu’il […] doit servir pour des expériences innombrables, plus ou moins [ressemblantes], c’est-à-dire jamais identiques. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi certainement qu’une feuille n’est jamais tout à fait identique à une autre, aussi certainement le concept feuille a été formé grâce à l’abandon délibéré de ces différences individuelles, grâce à un oubli des caractéristiques, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors des feuilles, quelque chose qui serait « la feuille ». […]

Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude de métaphores, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement faussées, transposées, et qui, après un long usage, semblent fermes: les vérités sont les illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force […].