Les architectes Christian Girard et Philippe Morel ont créé, en 2012, le département digital knowledge (connaissances numériques) à l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais (ENSAPM). Déplorant que « la tradition culturelle française assimile toujours l’architecte à un artiste », ils plongent dès le début de l’année leurs étudiants dans la fabrication numérique.
Comment le numérique a-t-il modifié la pratique de l’architecture ?
Philippe Morel. Les changements les plus radicaux partent du concept de programmation, dont on trouve déjà les traces dans l’avant-garde constructiviste russe des années 1920. Les Russes ont eu cette vision qu’un jour l’architecture serait programmée ; ce qui coïncidait bien sûr avec la planification quinquennale d’alors. Puis dans les années 1960, avec l’accès aux premiers ordinateurs, des pionniers, comme Gordon Pask, puis Nicholas Negroponte, ont introduit l’informatique dans l’architecture en s’aidant des nouveaux outils : invention du programme informatique Sketchpad [robot Draftsman, écrit par Ivan Sutherland en 1963 comprenant la première interface graphique avec moniteur et crayon optique], de la souris [Douglas Engelbart en 1964, brevet en 1970] et des premiers logiciels de dessin assisté par ordinateur [DAO].
Dans les années 1970, avec l’Exposition universelle du Japon, à Osaka (Expo’70), les Japonais ont développé la robotique dans tous les domaines, sur des bases théoriques posées depuis la fin des années 1950 par les métabolistes. Puis dans les années 1990, avec une nouvelle génération de logiciels détournés de l’industrie du cinéma, une première génération d’architecture numérique est née.
Enfin, la seconde génération de digital native (« nés à l’ère numérique ») est arrivée, au début des années 2000. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement quelques logiciels isolés mais la quasi-totalité des machines qui utilisent les méthodes mathématiques, l’intelligence artificielle et le big data. Le réseau – Internet – forme d’ailleurs un tout dont il est difficile de séparer les parties.
Vous êtes à l’origine du département « digital knowledge » à l’ENSAPM. Comment enseignez-vous les mutations à l’œuvre dans votre discipline ?
Christian Girard. Nous enseignons une approche critique, théorique et historique du numérique dans l’architecture. Ainsi en master il y a une quinzaine d’étudiants du département qui vont devoir s’intégrer dans une profession en forte mutation. Ils ont compris qu’ils avaient à réinventer leur métier avec les outils d’aujourd’hui et de demain. Par ailleurs, nous sommes la seule école d’architecture en France à avoir un robot. Nous essayons d’apporter aux étudiants une sensibilité au faire par la robotique, qui supprime la question de la malfaçon et ouvre des possibilités de construction sans commune mesure avec les procédés habituels.
Philippe Morel. Nous tentons de sensibiliser nos étudiants à l’intelligence artificielle, qui va jouer un rôle phénoménal dans les prochaines années. En architecture et sur le plan immédiatement pratique, nous pouvons analyser des centaines d’images de façades, de plans et extraire parmi ces données celles qui vont être les plus pertinentes pour un projet. Aujourd’hui un smartphone bien programmé est supérieur à une majorité d’architectes. C’est pourquoi nous plongeons nos étudiants architectes dans la programmation intensive dès le début de l’année.
Comment vos étudiants intègrent-ils le marché du travail ?
Christian Girard. Nos étudiants s’insèrent dans un marché mondialisé, en Suisse, en Allemagne, aux Etats-Unis et en Angleterre. Malheureusement en France les agences d’architecture sont en retard sur les innovations. Très peu d’entre elles ont des cellules de recherche et développement ; comme c’est le cas par exemple chez Norman Foster ou Zaha Hadid Architects.
Nous pensons qu’il faut dynamiter la façon d’enseigner l’architecture en France. Aujourd’hui on ne peut pas sortir d’une école d’architecture sans savoir programmer ou, au minimum, comprendre les principes fondamentaux de la computation, cela permet d’avoir une puissance opérationnelle. Mais, hélas, la tradition culturelle française assimile toujours l’architecte à un artiste. L’enseignement en Allemagne, en Hollande, en Suisse ou en Angleterre est un enseignement plus technique. En France, la computation n’est maîtrisée ni par les professeurs ni par les étudiants. L’anglais, qui est la langue de l’architecture, est encore trop peu utilisée. Si on ajoute à cela une forme de technophobie, on comprend le retard français dans la fabrication numérique.
Philippe Morel. Une école réussit quand elle dépasse l’académisme et qu’elle produit des effets directement dans le réel, comme ce fut le cas pour le Bauhaus, en Allemagne, ou la Domus Academy, en Italie.
A quoi l’architecte ressemblera-t-elle de demain ?
Christian Girard. L’architecte doit reprendre ce qu’il a laissé à l’ingénieur : les études de structures, les contrôles de structures en 3D. S’il arrive vraiment à maîtriser ces outils il pourra parler d’égal à égal avec les partenaires qu’on lui impose. Il y aura une ressaisie du processus de conception et de fabrication.
Philippe Morel. Quel est le but ultime de l’architecte ? Rendre l’architecture accessible à tous, et ce même si cela implique l’autoélimination de l’architecte. Avec l’intelligence artificielle et les outils d’autoconstruction cela sera rendu possible dans les années à venir. Nous avons besoin de construire un million de logements en France et une ville d’un million d’habitants tous les douze jours pendant quinze ans… Il faut distribuer les compétences et les moyens.
L’architecte du futur n’est pas celui qui produira de nouvelles géométries, mais celui qui redistribuera les cartes de la conception et de la construction, pour, espérons-le, mieux répondre à cette question récurrente : « Comment devons-nous vivre ? »