PLATFORM/DELALEX Gilles Entre Structure Et Anarchie (2021)
PLATFORM / DELALEX Gilles Entre Structure Et Anarchie (2021)
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L’architecture peut-elle être un dispositif d’émancipation ? Je ne veux pas dire simplement un style ou un symbole de liberté, mais un dispositif vraiment, au sens d’un agencement scénique ou stratégique, comme le sont certaines installations artistiques ou militaires qui influent sur nos actions individuelles et collectives. Si je me pose la question, c’est parce que les projets d’architecture et d’urbanisme échappent de plus en plus rarement à la démagogie des processus de concertation et à la tyrannie de l’opinion publique.

Plateforme de Sealand. © Kim Gilmour

Ils semblent avant tout destinés à valider des discours dominants et à justifier les instances politiques qui les ont commandés. Ils figent les possibles plutôt qu’ils ne les ouvrent. Peut-on donc imaginer une architecture qui permette aux individus, aux usagers, aux habitants ou aux visiteurs d’en prendre temporairement le contrôle pour infléchir son destin ? Peut-on concevoir l’architecture de telle sorte qu’elle fasse émerger d’autres valeurs ou un mode de gouvernance différent de celui qui précédait ? Non pas en devenant une chose plus souple, flexible, appropriable, complaisante ou participative – comme on envisage volontiers une architecture démocratique aujourd’hui –, mais en étant au contraire déterminante dans sa forme comme dans sa manière de susciter les désirs de débat et d’occupation.

L’idée n’est pas facile à intégrer car, depuis les réflexions de Michel Foucault sur l’espace carcéral, la tradition qui s’est imposée en philosophie et dans les sciences sociales, c’est celle de concevoir l’architecture comme une forme de signification figée et un dispositif dédié au contrôle et à la domination. Il est habituel d’évaluer la manière dont un espace architectural restreint des individus, mais plus rare de décrire comment des individus modifient cet espace en retour, et comment ce dernier devient dès lors propice à leur émancipation. Je pense qu’il y a pourtant des lieux qui rendent plus libres que d’autres. Le philosophe allemand Ludger Schwarte défend cette idée en prenant pour exemples des événements de la Révolution française[1]. Ces événements se sont déroulés dans des espaces publics récents à l’époque, comme la cour du Palais-Royal, le Champ-de-Mars, les places urbaines, les boulevards, les parcs, les théâtres et salles de variétés. Selon Schwarte, l’architecture de ces espaces publics a joué un rôle déterminant dans l’émergence de la foule révolutionnaire. Il ne voit pas de relation de cause à effet entre l’architecture de Paris et les événements : ce n’est pas parce qu’il y avait des espaces publics que la foule est partie à l’assaut de la Bastille. Mais il a bien fallu que ceux-ci existent pour que les individus sortent de chez eux, se rejoignent et s’engagent dans des actions collectives. Ils ont permis à la foule d’être et de prendre conscience d’elle-même, de préfigurer son émergence avant même qu’elle n’en refaçonne l’espace et l’atmosphère. Schwarte établit donc une dépendance réciproque entre l’architecture des lieux publics et la foule révolutionnaire car, comme il l’écrit lui-même : « Nous ne sommes pas seulement des produits de l’environnement ou du milieu dans lequel nous vivons, nous transformons aussi le climat dont nous dépendons[2]. »

Si l’on se penche sur l’architecture des bâtiments, on pense assez logiquement à celle des parlements conçus pour représenter le peuple. Pour Schwarte, l’architecture des parlements est significative du lien contraignant qui se dessine entre la forme de l’architecture et celle du régime politique. Il suffit de penser à leur taille, qui détermine le nombre de représentants du peuple. Schwarte rappelle à ce propos que la Pnyx, à Athènes, pouvait accueillir 24 000 personnes, alors que les parlements d’aujourd’hui ne peuvent en contenir que quelques centaines[3]. La forme circulaire et la présence ou non d’une tribune d’orateur conditionnent et légitimisent aussi les discours qui y sont prononcés[4]. Schwarte regrette que l’architecture des parlements contraigne les possibilités de participation aux débats publics, plus encore que les lois et les médias[5]. Mais si l’architecture des parlements restreint par sa taille, sa forme et sa propre finitude, Schwarte considère que l’architecture n’est pas pour autant condamnée à restreindre l’indéterminé. Il appelle ainsi à une architecture des possibilités qui permette à quelque chose d’insoupçonné de se dérouler, quelque chose de totalement différent de ce que l’on pourrait attendre. La possibilité n’est pas pour lui la simple capacité de provoquer la transformation d’une chose en une autre, mais une liberté de s’ouvrir à l’inconnu. Elle se distingue de la potentialité, qui reste attachée à la prévisibilité, à l’achèvement d’un schéma planifié et à des principes d’enchaînement entre passé, présent et futur. La potentialité reste d’ailleurs étymologiquement liée au pouvoir et continue à inclure l’acte envisagé et la probabilité qu’il se réalise ou non. Schwarte appelle donc à envisager l’architecture comme une construction de possibilités ou, pour mieux en faire ressortir l’aspect performatif, comme une manière de rendre possible. Il souhaite que l’on dépasse l’idée selon laquelle l’architecture ne serait qu’une technologie de pouvoir n’offrant comme alternative que des processus de subversion, et suggère une approche qu’il définit entre structure et anarchie.

Les places royales. Projet de théâtre pour la cour carrée du Louvre. Georgi Stanishev, Can Onaner, Mathilde Sari, Joseph Rupp, 2019

À quoi pourrait ressembler une telle architecture ? Je pense à différents types de constructions qui n’entrent pas de prime abord dans le champ de l’architecture. Il y a d’abord les plateformes. Par exemple, la plateforme militaire maritime qui accueillit la principauté de Sealand, devenue à la fin des années 1960 une micronation, lorsque Paddy Roy Bates, ancien major de la Navy, décida de s’y installer avec sa famille et de la déclarer État indépendant. Cette plateforme fut initialement l’un des forts Maunsell, une série de fortifications construites en 1942 par la Royal Navy dans l’estuaire de la Tamise afin de protéger le Royaume-Uni des attaques de l’aviation allemande. Ils tiraient leur nom de leur concepteur, l’ingénieur britannique Guy Maunsell. Certains forts se présentaient comme des plateformes supportées par de larges cylindres de béton. Ils étaient construits en cale sèche, avant d’être remorqués, puis coulés sur des bancs de sable, de telle sorte que seules les tours et la plateforme dépassaient de l’eau. À partir des années 1950, ces forts furent progressivement abandonnés et connurent des destins divers. Certains furent détruits par une tempête ou une collision avec un navire. D’autres furent convertis en station météo ou en radio pirate. L’artiste Stephen Turner résida dans l’un des forts pendant six semaines.

Le fort de Rough Sands, qui accueillit la principauté de Sealand, connut une histoire plus mouvementée. Paddy Roy Bates s’autodéclara prince et propriétaire de la fortification et la dota d’une monnaie, d’un hymne national, d’un blason, d’un passeport et d’une constitution aux règles libertaires. La Marine britannique tenta de l’expulser. Le gouvernement l’attaqua ensuite en justice, mais le tribunal lui donna raison car la plateforme se situait hors des eaux territoriales britanniques et de sa juridiction. En 1978, son associé et Premier ministre, Alfred Achenbach, tenta un coup d’État. Plus récemment, le nouveau prince, Michael, entreprit des négociations pour vendre la plateforme tour à tour à une communauté de hackers du Massachusetts Institute of Technology, à une entreprise de stockage des données électroniques, aux pirates suédois du site The Pirate Bay et aux activistes de WikiLeaks, sans qu’aucune de ces négociations n’aboutisse. L’histoire de cette plateforme reste dans la mémoire britannique comme une farce sympathique qui fit les grands titres des journaux de l’époque. Mais on pourrait tout aussi bien s’en souvenir comme celle d’une architecture qui changea radicalement de vocation politique au point d’inquiéter le gouvernement anglais, qui questionna le statut hégémonique et rarement controversé des États-nations, en remettant en cause le principe même de souveraineté nationale. Du sommet de ses deux piliers en béton, Sealand questionna en effet pour un temps l’idée largement admise de l’unité indivisible d’un peuple, d’un territoire, d’une culture et d’un régime politique.

Barricade rue des Amandiers, vue depuis le boulevard de Ménilmontant – BHVP.

Je crois que le destin de Sealand doit largement à son architecture, à la puissance de ses piliers en béton surdimensionnés et à la précarité de sa minuscule plateforme suspendue, dépouillée de ses attributs militaires. On imagine bien le sentiment grisant qui dut emplir Bates au moment où il gravit cette étrange structure pour la première fois. Cette plateforme me paraît entrer dans une famille d’architectures qui excitent un curieux désir d’appropriation et de sécession. Je pense notamment à l’architecture des barricades, qui prennent généralement la forme d’amoncellements de fragments, de morceaux de rue empilés au point de devenir des murs ou de petites buttes habitées. Les barricades ont empli les rues et les boulevards de Paris régulièrement pendant quatre siècles. Au milieu du XIXe siècle, elles ont même connu avec la Commune de Paris et, auparavant, la révolution de 1848, un développement intense, si bien qu’Auguste Blanqui en tira quelques principes de construction, publiés dans ses Instructions pour une prise d’armes. Plus près de nous, je pense aussi aux places du Printemps arabe qui étaient, pour plusieurs d’entre elles, des ronds-points. Des ronds-points routiers, si vastes et si peu définis que l’on imaginait mal que des foules révoltées puissent les remplir.

Ces différentes architectures ne partagent de toute évidence aucun trait physique. Les plateformes se caractérisent par leur pensée ingénieuse, leur permanence, leur monumentalité et leur isolement. Elles s’opposent clairement aux barricades, amas temporaires de débris, de pavés, de sacs de sable et de véhicules, morceaux de bricolage spontané qui témoignent d’une pensée sauvage et d’un temps fugace. Car, même si les barricades ont connu quelques perfectionnements techniques au fil de leur histoire, il faut bien admettre qu’elles restent dans la plupart des cas des chantiers éphémères et inachevés. Ce sont des constructions vulgaires et archaïques qui matérialisent une notion très romantique d’appartenance, de citoyenneté, à l’inverse des plateformes, qui expriment un désir d’indépendance et d’idéal technique.

Place du Printemps Arabe. © Ahmed Abd El-Fatah

Si ces architectures ne se ressemblent pas, elles possèdent néanmoins des points communs, en lien avec leur manière de susciter des désirs d’actions et d’occupation. Le premier de ces points communs, c’est qu’il s’agit d’architectures de la foule. Lorsqu’elles sont occupées, elles entretiennent avec leurs occupants une relation dialectique, au sens où elles se construisent mutuellement, en se confrontant, parfois même en fusionnant, en s’échangeant leurs rôles et leurs caractéristiques respectives. Dans le cas d’une révolte, par exemple, les ronds-points sont envahis, démontés, noircis par les fumées, couverts de banderoles et de slogans. Ils se mobilisent et se transforment. Les foules révoltées, pour leur part, occupent, assiègent et interrompent le trafic. Elles deviennent statiques et immobiles. C’est tout le sens d’une occupation d’ailleurs que d’immobiliser un lieu. Mais s’inverse alors le rapport entre la foule et l’architecture car, soudain, la foule immobilise, tandis que l’architecture se mobilise. Elles fusionnent, non en devenant semblables, mais en inversant leurs rôles respectifs et en se mettant en scène mutuellement, comme pour dramatiser l’événement.

Un second point commun, c’est que ces architectures s’annoncent comme des constructions à prendre, à saisir ou à gravir. Si elles attirent les foules, ce n’est pas parce qu’elles sont neutres, libres et disponibles, mais au contraire parce que leur occupation se mérite. Elles ne se donnent pas facilement. La plateforme de Sealand, par exemple, n’était accessible que par bateau ou hélicoptère. Les barricades demandent pour leur part à être escaladées. Et même les places du Printemps arabe étaient difficiles à occuper tant elles étaient grandes et peu délimitées. L’occupation de ces architectures demande donc un effort, impliquant la préparation, le déplacement, l’escalade et un engagement. Car c’est bien de cette contrainte, de leur difficulté à être gravies et occupées, que naît le désir d’occupation.

Le troisième point commun que je repère entre ces architectures, c’est qu’il s’agit de lieux de sécession. Elles isolent, segmentent, divisent et séparent. Elles font exactement l’inverse de ce que l’on attend aujourd’hui de l’architecture. Mais, en contrepartie, ces architectures créent, au moment où elles sont occupées, de l’altérité, de la distance et de la différence. Quand on y regarde de près, chacune s’inscrit dans un réseau : les ronds-points dans un réseau routier ; la plateforme de Sealand dans un réseau de forts militaires maritimes. Même les barricades s’inscrivent souvent dans un réseau d’autres barricades. Tous ces réseaux posent des limites, ils dessinent des frontières et des lignes de partage. Le partage étant à prendre aux deux sens du terme, c’est-à-dire comme séparation et comme mise en commun. Ce sont donc des architectures qui divisent, non pour régner, mais pour créer des moments de pure politique, en distinguant ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, entraînant des coalitions temporaires, des avis contraires ou convergents.

Les plateformes, les barricades et les ronds-points ont pour quatrième point commun d’être des architectures versatiles face aux événements. Dès lors qu’elles sont occupées, leur signification bascule. Elles se mettent au diapason des occupants et de leurs revendications, car l’occupation est leur principale raison d’être. Ces architectures deviennent au fil de cette occupation un avant-poste ou un arrière-poste, un front de combats ou un camp retranché. Elles changent de sens et de signification aussi rapidement qu’elles passent des mains des insurgés à celles des autorités. Une fois évacuées, elles redeviennent des objets inertes, vides de sens et d’orientation. Elles restent donc autonomes vis-à-vis de toute idéologie politique, leur appropriation n’étant jamais définitive. Elles sont temporairement appropriables, mais fondamentalement inappropriables.

Le dernier point commun que je vois entre ces architectures, c’est que ce sont des architectures qui commencent. Elles sont en quelque sorte des pionnières, à l’inverse de la plupart des architectures, qui tendent à achever une situation, à la figer après un long processus d’étude, de réflexion et de construction. Parce qu’il est évident qu’une barricade n’est jamais vraiment finie. Un rond-point non plus – à moins que l’on y installe une sculpture-monument ou une fontaine en son centre. Et même la plateforme de Sealand a quelque chose de précaire, de l’ordre de l’échafaudage temporaire. Elles n’en sont pas moins des architectures, au sens étymologique du terme, puisque l’arkhế signifiait pour Anaximandre l’origine, le commencement de toute chose, pas en tant que point de départ dans le temps ou origine définitive, mais en tant que substance, origine chaotique du monde, perpétuelle et sous-jacente, qui engendre continuellement ce qui est, la réalité comme les apparences.

Alors, l’architecture peut-elle être un dispositif d’émancipation ? Probablement lorsqu’elle parvient à s’émanciper de sa propre volonté de signifier une fois pour toutes. Car l’architecture ne devient libératrice que par l’usage que l’on en fait. Comme le remarque Ludger Schwarte, avant d’accueillir des corps révoltés, les lieux qui furent le théâtre de la Révolution française répondaient à l’idéologie des Lumières. Il s’agissait d’espaces normés et lumineux, dominés par des enjeux d’hygiène et d’ordre public. Ils étaient l’espace d’un pouvoir, et rien ne les prédéterminait à devenir des lieux de soulèvement. J’ajouterais à cette réflexion que le fait qu’ils étaient des lieux de pouvoir a peut-être même excité le désir d’occupation. Des espaces neutres et facilement accessibles n’auraient pas suffi. Il fallait des lieux capables à la fois de susciter et de contraindre, de libérer et de réprimer. Il fallait des espaces capables d’accueillir les grandes foules révolutionnaires, mais il fallait aussi une bastille, un lieu qui résiste. Il fallait une architecture qui assume toute son ambivalence vis-à-vis des pouvoirs qui s’opposaient alors. Une architecture qui soit, autrement dit, l’inverse de nos espaces publics ouverts, appropriables et pacifiés.

  1. Schwarte Ludger, « Philosophie de l’architecture » (traduit de l’Allemand par Grégoire Chamayou), Editions de la Découverte, label Zones, Paris, 2019, 528 pages
  2. Ibid. p. 438
  3. Ibid. p. 436
  4. Ibid. p. 459
  5. Ibid. p. 478

from SIGNE – Pavillon de l’Arsenal (2021)

L’architecture peut-elle être un dispositif d’émancipation ? Je ne veux pas dire simplement un style ou un symbole de liberté, mais un dispositif vraiment, au sens d’un agencement scénique ou stratégique, comme le sont certaines installations artistiques ou militaires qui influent sur nos actions individuelles et collectives. Si je me pose la question, c’est parce que les projets d’architecture et d’urbanisme échappent de plus en plus rarement à la démagogie des processus de concertation et à la tyrannie de l’opinion publique.

Plateforme de Sealand. © Kim Gilmour

Ils semblent avant tout destinés à valider des discours dominants et à justifier les instances politiques qui les ont commandés. Ils figent les possibles plutôt qu’ils ne les ouvrent. Peut-on donc imaginer une architecture qui permette aux individus, aux usagers, aux habitants ou aux visiteurs d’en prendre temporairement le contrôle pour infléchir son destin ? Peut-on concevoir l’architecture de telle sorte qu’elle fasse émerger d’autres valeurs ou un mode de gouvernance différent de celui qui précédait ? Non pas en devenant une chose plus souple, flexible, appropriable, complaisante ou participative – comme on envisage volontiers une architecture démocratique aujourd’hui –, mais en étant au contraire déterminante dans sa forme comme dans sa manière de susciter les désirs de débat et d’occupation.

L’idée n’est pas facile à intégrer car, depuis les réflexions de Michel Foucault sur l’espace carcéral, la tradition qui s’est imposée en philosophie et dans les sciences sociales, c’est celle de concevoir l’architecture comme une forme de signification figée et un dispositif dédié au contrôle et à la domination. Il est habituel d’évaluer la manière dont un espace architectural restreint des individus, mais plus rare de décrire comment des individus modifient cet espace en retour, et comment ce dernier devient dès lors propice à leur émancipation. Je pense qu’il y a pourtant des lieux qui rendent plus libres que d’autres. Le philosophe allemand Ludger Schwarte défend cette idée en prenant pour exemples des événements de la Révolution française[1]. Ces événements se sont déroulés dans des espaces publics récents à l’époque, comme la cour du Palais-Royal, le Champ-de-Mars, les places urbaines, les boulevards, les parcs, les théâtres et salles de variétés. Selon Schwarte, l’architecture de ces espaces publics a joué un rôle déterminant dans l’émergence de la foule révolutionnaire. Il ne voit pas de relation de cause à effet entre l’architecture de Paris et les événements : ce n’est pas parce qu’il y avait des espaces publics que la foule est partie à l’assaut de la Bastille. Mais il a bien fallu que ceux-ci existent pour que les individus sortent de chez eux, se rejoignent et s’engagent dans des actions collectives. Ils ont permis à la foule d’être et de prendre conscience d’elle-même, de préfigurer son émergence avant même qu’elle n’en refaçonne l’espace et l’atmosphère. Schwarte établit donc une dépendance réciproque entre l’architecture des lieux publics et la foule révolutionnaire car, comme il l’écrit lui-même : « Nous ne sommes pas seulement des produits de l’environnement ou du milieu dans lequel nous vivons, nous transformons aussi le climat dont nous dépendons[2]. »

Si l’on se penche sur l’architecture des bâtiments, on pense assez logiquement à celle des parlements conçus pour représenter le peuple. Pour Schwarte, l’architecture des parlements est significative du lien contraignant qui se dessine entre la forme de l’architecture et celle du régime politique. Il suffit de penser à leur taille, qui détermine le nombre de représentants du peuple. Schwarte rappelle à ce propos que la Pnyx, à Athènes, pouvait accueillir 24 000 personnes, alors que les parlements d’aujourd’hui ne peuvent en contenir que quelques centaines[3]. La forme circulaire et la présence ou non d’une tribune d’orateur conditionnent et légitimisent aussi les discours qui y sont prononcés[4]. Schwarte regrette que l’architecture des parlements contraigne les possibilités de participation aux débats publics, plus encore que les lois et les médias[5]. Mais si l’architecture des parlements restreint par sa taille, sa forme et sa propre finitude, Schwarte considère que l’architecture n’est pas pour autant condamnée à restreindre l’indéterminé. Il appelle ainsi à une architecture des possibilités qui permette à quelque chose d’insoupçonné de se dérouler, quelque chose de totalement différent de ce que l’on pourrait attendre. La possibilité n’est pas pour lui la simple capacité de provoquer la transformation d’une chose en une autre, mais une liberté de s’ouvrir à l’inconnu. Elle se distingue de la potentialité, qui reste attachée à la prévisibilité, à l’achèvement d’un schéma planifié et à des principes d’enchaînement entre passé, présent et futur. La potentialité reste d’ailleurs étymologiquement liée au pouvoir et continue à inclure l’acte envisagé et la probabilité qu’il se réalise ou non. Schwarte appelle donc à envisager l’architecture comme une construction de possibilités ou, pour mieux en faire ressortir l’aspect performatif, comme une manière de rendre possible. Il souhaite que l’on dépasse l’idée selon laquelle l’architecture ne serait qu’une technologie de pouvoir n’offrant comme alternative que des processus de subversion, et suggère une approche qu’il définit entre structure et anarchie.

Les places royales. Projet de théâtre pour la cour carrée du Louvre. Georgi Stanishev, Can Onaner, Mathilde Sari, Joseph Rupp, 2019

À quoi pourrait ressembler une telle architecture ? Je pense à différents types de constructions qui n’entrent pas de prime abord dans le champ de l’architecture. Il y a d’abord les plateformes. Par exemple, la plateforme militaire maritime qui accueillit la principauté de Sealand, devenue à la fin des années 1960 une micronation, lorsque Paddy Roy Bates, ancien major de la Navy, décida de s’y installer avec sa famille et de la déclarer État indépendant. Cette plateforme fut initialement l’un des forts Maunsell, une série de fortifications construites en 1942 par la Royal Navy dans l’estuaire de la Tamise afin de protéger le Royaume-Uni des attaques de l’aviation allemande. Ils tiraient leur nom de leur concepteur, l’ingénieur britannique Guy Maunsell. Certains forts se présentaient comme des plateformes supportées par de larges cylindres de béton. Ils étaient construits en cale sèche, avant d’être remorqués, puis coulés sur des bancs de sable, de telle sorte que seules les tours et la plateforme dépassaient de l’eau. À partir des années 1950, ces forts furent progressivement abandonnés et connurent des destins divers. Certains furent détruits par une tempête ou une collision avec un navire. D’autres furent convertis en station météo ou en radio pirate. L’artiste Stephen Turner résida dans l’un des forts pendant six semaines.

Le fort de Rough Sands, qui accueillit la principauté de Sealand, connut une histoire plus mouvementée. Paddy Roy Bates s’autodéclara prince et propriétaire de la fortification et la dota d’une monnaie, d’un hymne national, d’un blason, d’un passeport et d’une constitution aux règles libertaires. La Marine britannique tenta de l’expulser. Le gouvernement l’attaqua ensuite en justice, mais le tribunal lui donna raison car la plateforme se situait hors des eaux territoriales britanniques et de sa juridiction. En 1978, son associé et Premier ministre, Alfred Achenbach, tenta un coup d’État. Plus récemment, le nouveau prince, Michael, entreprit des négociations pour vendre la plateforme tour à tour à une communauté de hackers du Massachusetts Institute of Technology, à une entreprise de stockage des données électroniques, aux pirates suédois du site The Pirate Bay et aux activistes de WikiLeaks, sans qu’aucune de ces négociations n’aboutisse. L’histoire de cette plateforme reste dans la mémoire britannique comme une farce sympathique qui fit les grands titres des journaux de l’époque. Mais on pourrait tout aussi bien s’en souvenir comme celle d’une architecture qui changea radicalement de vocation politique au point d’inquiéter le gouvernement anglais, qui questionna le statut hégémonique et rarement controversé des États-nations, en remettant en cause le principe même de souveraineté nationale. Du sommet de ses deux piliers en béton, Sealand questionna en effet pour un temps l’idée largement admise de l’unité indivisible d’un peuple, d’un territoire, d’une culture et d’un régime politique.

Barricade rue des Amandiers, vue depuis le boulevard de Ménilmontant – BHVP.

Je crois que le destin de Sealand doit largement à son architecture, à la puissance de ses piliers en béton surdimensionnés et à la précarité de sa minuscule plateforme suspendue, dépouillée de ses attributs militaires. On imagine bien le sentiment grisant qui dut emplir Bates au moment où il gravit cette étrange structure pour la première fois. Cette plateforme me paraît entrer dans une famille d’architectures qui excitent un curieux désir d’appropriation et de sécession. Je pense notamment à l’architecture des barricades, qui prennent généralement la forme d’amoncellements de fragments, de morceaux de rue empilés au point de devenir des murs ou de petites buttes habitées. Les barricades ont empli les rues et les boulevards de Paris régulièrement pendant quatre siècles. Au milieu du XIXe siècle, elles ont même connu avec la Commune de Paris et, auparavant, la révolution de 1848, un développement intense, si bien qu’Auguste Blanqui en tira quelques principes de construction, publiés dans ses Instructions pour une prise d’armes. Plus près de nous, je pense aussi aux places du Printemps arabe qui étaient, pour plusieurs d’entre elles, des ronds-points. Des ronds-points routiers, si vastes et si peu définis que l’on imaginait mal que des foules révoltées puissent les remplir.

Ces différentes architectures ne partagent de toute évidence aucun trait physique. Les plateformes se caractérisent par leur pensée ingénieuse, leur permanence, leur monumentalité et leur isolement. Elles s’opposent clairement aux barricades, amas temporaires de débris, de pavés, de sacs de sable et de véhicules, morceaux de bricolage spontané qui témoignent d’une pensée sauvage et d’un temps fugace. Car, même si les barricades ont connu quelques perfectionnements techniques au fil de leur histoire, il faut bien admettre qu’elles restent dans la plupart des cas des chantiers éphémères et inachevés. Ce sont des constructions vulgaires et archaïques qui matérialisent une notion très romantique d’appartenance, de citoyenneté, à l’inverse des plateformes, qui expriment un désir d’indépendance et d’idéal technique.

Place du Printemps Arabe. © Ahmed Abd El-Fatah

Si ces architectures ne se ressemblent pas, elles possèdent néanmoins des points communs, en lien avec leur manière de susciter des désirs d’actions et d’occupation. Le premier de ces points communs, c’est qu’il s’agit d’architectures de la foule. Lorsqu’elles sont occupées, elles entretiennent avec leurs occupants une relation dialectique, au sens où elles se construisent mutuellement, en se confrontant, parfois même en fusionnant, en s’échangeant leurs rôles et leurs caractéristiques respectives. Dans le cas d’une révolte, par exemple, les ronds-points sont envahis, démontés, noircis par les fumées, couverts de banderoles et de slogans. Ils se mobilisent et se transforment. Les foules révoltées, pour leur part, occupent, assiègent et interrompent le trafic. Elles deviennent statiques et immobiles. C’est tout le sens d’une occupation d’ailleurs que d’immobiliser un lieu. Mais s’inverse alors le rapport entre la foule et l’architecture car, soudain, la foule immobilise, tandis que l’architecture se mobilise. Elles fusionnent, non en devenant semblables, mais en inversant leurs rôles respectifs et en se mettant en scène mutuellement, comme pour dramatiser l’événement.

Un second point commun, c’est que ces architectures s’annoncent comme des constructions à prendre, à saisir ou à gravir. Si elles attirent les foules, ce n’est pas parce qu’elles sont neutres, libres et disponibles, mais au contraire parce que leur occupation se mérite. Elles ne se donnent pas facilement. La plateforme de Sealand, par exemple, n’était accessible que par bateau ou hélicoptère. Les barricades demandent pour leur part à être escaladées. Et même les places du Printemps arabe étaient difficiles à occuper tant elles étaient grandes et peu délimitées. L’occupation de ces architectures demande donc un effort, impliquant la préparation, le déplacement, l’escalade et un engagement. Car c’est bien de cette contrainte, de leur difficulté à être gravies et occupées, que naît le désir d’occupation.

Le troisième point commun que je repère entre ces architectures, c’est qu’il s’agit de lieux de sécession. Elles isolent, segmentent, divisent et séparent. Elles font exactement l’inverse de ce que l’on attend aujourd’hui de l’architecture. Mais, en contrepartie, ces architectures créent, au moment où elles sont occupées, de l’altérité, de la distance et de la différence. Quand on y regarde de près, chacune s’inscrit dans un réseau : les ronds-points dans un réseau routier ; la plateforme de Sealand dans un réseau de forts militaires maritimes. Même les barricades s’inscrivent souvent dans un réseau d’autres barricades. Tous ces réseaux posent des limites, ils dessinent des frontières et des lignes de partage. Le partage étant à prendre aux deux sens du terme, c’est-à-dire comme séparation et comme mise en commun. Ce sont donc des architectures qui divisent, non pour régner, mais pour créer des moments de pure politique, en distinguant ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas, ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, entraînant des coalitions temporaires, des avis contraires ou convergents.

Les plateformes, les barricades et les ronds-points ont pour quatrième point commun d’être des architectures versatiles face aux événements. Dès lors qu’elles sont occupées, leur signification bascule. Elles se mettent au diapason des occupants et de leurs revendications, car l’occupation est leur principale raison d’être. Ces architectures deviennent au fil de cette occupation un avant-poste ou un arrière-poste, un front de combats ou un camp retranché. Elles changent de sens et de signification aussi rapidement qu’elles passent des mains des insurgés à celles des autorités. Une fois évacuées, elles redeviennent des objets inertes, vides de sens et d’orientation. Elles restent donc autonomes vis-à-vis de toute idéologie politique, leur appropriation n’étant jamais définitive. Elles sont temporairement appropriables, mais fondamentalement inappropriables.

Le dernier point commun que je vois entre ces architectures, c’est que ce sont des architectures qui commencent. Elles sont en quelque sorte des pionnières, à l’inverse de la plupart des architectures, qui tendent à achever une situation, à la figer après un long processus d’étude, de réflexion et de construction. Parce qu’il est évident qu’une barricade n’est jamais vraiment finie. Un rond-point non plus – à moins que l’on y installe une sculpture-monument ou une fontaine en son centre. Et même la plateforme de Sealand a quelque chose de précaire, de l’ordre de l’échafaudage temporaire. Elles n’en sont pas moins des architectures, au sens étymologique du terme, puisque l’arkhế signifiait pour Anaximandre l’origine, le commencement de toute chose, pas en tant que point de départ dans le temps ou origine définitive, mais en tant que substance, origine chaotique du monde, perpétuelle et sous-jacente, qui engendre continuellement ce qui est, la réalité comme les apparences.

Alors, l’architecture peut-elle être un dispositif d’émancipation ? Probablement lorsqu’elle parvient à s’émanciper de sa propre volonté de signifier une fois pour toutes. Car l’architecture ne devient libératrice que par l’usage que l’on en fait. Comme le remarque Ludger Schwarte, avant d’accueillir des corps révoltés, les lieux qui furent le théâtre de la Révolution française répondaient à l’idéologie des Lumières. Il s’agissait d’espaces normés et lumineux, dominés par des enjeux d’hygiène et d’ordre public. Ils étaient l’espace d’un pouvoir, et rien ne les prédéterminait à devenir des lieux de soulèvement. J’ajouterais à cette réflexion que le fait qu’ils étaient des lieux de pouvoir a peut-être même excité le désir d’occupation. Des espaces neutres et facilement accessibles n’auraient pas suffi. Il fallait des lieux capables à la fois de susciter et de contraindre, de libérer et de réprimer. Il fallait des espaces capables d’accueillir les grandes foules révolutionnaires, mais il fallait aussi une bastille, un lieu qui résiste. Il fallait une architecture qui assume toute son ambivalence vis-à-vis des pouvoirs qui s’opposaient alors. Une architecture qui soit, autrement dit, l’inverse de nos espaces publics ouverts, appropriables et pacifiés.

  1. Schwarte Ludger, « Philosophie de l’architecture » (traduit de l’Allemand par Grégoire Chamayou), Editions de la Découverte, label Zones, Paris, 2019, 528 pages
  2. Ibid. p. 438
  3. Ibid. p. 436
  4. Ibid. p. 459
  5. Ibid. p. 478

from SIGNE – Pavillon de l’Arsenal (2021)