PLATFORM/CAMUS Albert Noces : Le Vent à Djemila (1938)
PLATFORM / CAMUS Albert Noces : Le Vent à Djemila (1938)
200706

Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même.  Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais  c’est une autre histoire. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est qu’il y  régnait un grand silence lourd et sans fêlure – quelque chose comme  l’équilibre d’une balance. Des cris d’oiseaux, le son feutré de la flûte  à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel,  autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux.  De loin en loin, un claquement sec, un cri aigu, marquaient l’envol  d’un oiseau tapi entre des pierres. Chaque chemin suivi, sentiers parmi  les restes des maisons, grandes rues dallées sous les colonnes  luisantes, forum immense entre l’arc de triomphe et le temple sur une  éminence, tout conduit aux ravins qui bornent de toutes parts Djémila,  jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites. Et l’on se trouve là,  concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour  avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes. Mais le  vent souffle sur le plateau de Djémila. Dans cette grande confusion du  vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge  qui donne à l’homme la mesure de son identité avec la solitude et le  silence de la ville morte.

Il  faut beaucoup de temps pour aller à Djémila. Ce n’est pas une ville où  l’on s’arrête et que l’on dépasse. Elle ne mène nulle part et n’ouvre  sur aucun pays. C’est un lieu d’où l’on revient. La ville morte est au  terme d’une longue route en lacet qui semble la promettre à chacun de  ses tournants et paraît d’autant plus longue. Lorsque surgit enfin sur  un plateau aux couleurs éteintes, enfoncé entre de hautes montagnes, son  squelette jaunâtre comme une forêt d’ossements, Djémila figure alors le  symbole de cette leçon d’amour et de patience qui peut seule nous  conduire au coeur battant du monde. Là, parmi quelques arbres, de  l’herbe sèche, elle se défend de toutes ses montagnes et de toutes ses  pierres, contre l’admiration vulgaire, le pittoresque ou les jeux de  l’espoir.

Dans  cette splendeur aride, nous avions erré toute la journée. Peu à peu, le  vent à peine senti au début de l’après-midi, semblait grandir avec les  heures et remplir tout le paysage. Il soufflait depuis une trouée entre  les montagnes, loin vers l’est, accourait du fond de l’horizon et venait  bondir en cascades parmi les pierres et le soleil. Sans arrêt, il  sifflait avec force à travers les ruines, tournait dans un cirque de  pierres et de terre, baignait les amas de blocs grêlés, entourait chaque  colonne de son souffle et venait se répandre en cris incessants sur le  forum qui s’ouvrait dans le ciel. Je me sentais claquer au vent comme  une mâture. Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres  craquantes, ma peau se desséchait jusqu’à ne plus être mienne. Par elle,  auparavant, je déchiffrais l’écriture du monde. Il y traçait les signes  de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d’été ou  la mordant de ses dents de givre. Mais si longuement frotté du vent,  secoué depuis plus d’une heure, étourdi de résistance, je perdais  conscience du dessin que traçait mon corps. Comme le galet verni par les  marées, j’étais poli par le vent, usé jusqu’à l’âme. J’étais un peu de  cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle enfin,  confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce  coeur partout présent de la nature. Le vent me façonnait à l’image de  l’ardente nudité qui m’entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait,  pierre parmi les pierres, la solitude d’une colonne ou d’un olivier dans  le ciel d’été. Ce  bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A  peine en moi ce battement d’ailes qui affleure, cette vie qui se plaint,  cette faible révolte de l’esprit. Bientôt, répandu aux  quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et  dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et  ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n’ai senti,  si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au  monde.

Oui,  je suis présent. Et ce qui me frappe à ce moment, c’est que je ne peux  aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité — et tout lui  est présent. Mais aussi comme un homme qui sait que demain sera  semblable et tous les autres jours. Car pour un homme, prendre  conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre. S’il est des  paysages qui sont des états d’âme, ce sont les plus vulgaires. Et je  suivais tout le long de ce pays quelque chose qui n’était pas à moi,  mais de lui, comme un goût de la mort qui nous était commun. Entre  les colonnes aux ombres maintenant obliques, les inquiétudes fondaient  dans l’air comme des oiseaux blessés. Et à leur place, cette lucidité  aride. L’inquiétude naît du coeur des vivants. Mais le calme recouvrira  ce coeur vivant : voici toute ma clairvoyance. A mesure que la journée  avançait, que les bruits et les lumières étouffaient sous les cendres  qui descendaient du ciel, abandonné de moi-même, je me sentais sans  défense contre les forces lentes qui en moi disaient non.

Peu  de gens comprennent qu’il y a un refus qui n’a rien de commun avec le  renoncement. Que signifient ici les mots d’avenir, de mieux être, de  situation? Que signifie le progrès du coeur: Si je refuse obstinément  tous les « plus tard » du monde, c’est qu’il s’agit aussi bien de ne pas  renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la  mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je ne  dis pas que c’est un pas qu’il faut franchir : mais que c’est une  aventure horrible et sale. Tout ce qu’on me propose s’efforce de  décharger l’homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des  grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c’est justement un certain poids  de vie que je réclame et que j’obtiens. Etre entier dans cette passion  passive et le reste ne m’appartient plus. J’ai trop de jeunesse en moi  pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais,  c’est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l’horreur et  le silence, la certitude consciente d’une mort sans espoir.

On  vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes  et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix  ans pour avoir une idée bien à soi – dont on puisse parler.  Naturellement, c’est un peu décourageant. Mais l’homme y gagne une  certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le  voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder  son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n’a pas eu  le temps de polir l’idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché  l’horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la  mort, cette peur physique de l’animal qui aime le soleil. Contrairement à  ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n’a pas d’illusions.  Elle n’a eu ni le temps ni la piété de s’en construire. Et je ne sais  pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et  solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort  de l’espoir et des couleurs, j’étais sûr qu’arrivés à la fin d’une vie,  les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les  quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l’innocence et la  vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur  destin. Ils regagnent leur jeunesse, mais c’est en étreignant la mort.  Rien de plus méprisable à cet égard que la maladie. C’est un remède  contre la mort. Elle y prépare. Elle crée un apprentissage dont le  premier stade est l’attendrissement sur soi-même. Elle appuie l’homme  dans son grand effort qui est de se dérober à la certitude de mourir  tout entier. Mais Djémila… et je sens bien alors que le vrai, le seul  progrès de la civilisation, celui auquel de temps en temps un homme  s’attache, c’est de créer des morts conscientes.

Ce  qui m’étonne toujours, alors que nous sommes si prompts à raffiner sur  d’autres sujets, c’est la pauvreté de nos idées sur la mort. C’est bien  ou c’est mal. J’en ai peur ou je l’appelle (qu’ils disent). Mais cela  prouve aussi que tout ce qui est simple nous dépasse. Qu’est-ce que le  bleu et que penser du bleu? C’est la même difficulté pour la mort. De la  mort et des couleurs, nous ne savons pas discuter. Et pourtant, c’est  bien l’important cet homme devant moi, lourd comme la terre, qui  préfigure mon avenir. Mais puis-je y penser vraiment? Je me dis : je  dois mourir, mais ceci ne veut rien dire, puisque je n’arrive pas à le  croire et que je ne puis avoir que l’expérience de la mort des autres.  J’ai vu des gens mourir. Surtout, j’ai vu des chiens mourir. C’est de  les toucher qui me bouleversait. Je pense alors : fleurs, sourires,  désirs de femme, et je comprends que toute mon horreur de mourir tient  dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour  qui fleurs et désirs de femme auront tout leur sens de chair et de sang.  Je suis envieux, parce que j’aime trop la vie pour ne pas être égoïste.  Que m’importe l’éternité. On peut être là, couché un jour, s’entendre  dire : « Vous êtes fort et je vous dois d’être sincère : je peux vous  dire que vous allez mourir »; être là, avec toute sa vie entre les  mains, toute sa peur aux entrailles et un regard idiot. Que signifie le  reste : des flots de sang viennent battre à mes tempes et il me semble  que j’écraserais tout autour de moi.

Mais  les hommes meurent malgré eux, malgré leurs décors. On leur dit : ”  Quand tu seras guéri…”, et ils meurent. Je ne veux pas de cela. Car  s’il y a des jours où la nature ment, il y a des jours où elle dit vrai.  Djémila dit vrai ce soir, et avec quelle tristesse et insistante  beauté! Pour moi, devant ce monde, je ne veux pas mentir ni qu’on me  mente. Je veux porter ma lucidité jusqu’au bout et regarder ma fin avec  toute la profusion de ma jalousie et de mon horreur. C’est dans la  mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort, dans la mesure  où je m’attache au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le  ciel qui dure. Créer des morts conscientes, c’est diminuer la distance  qui nous sépare du monde, et entrer sans joie dans l’accomplissement,  conscient des images exaltantes d’un monde à jamais perdu. Et le chant  triste des collines de Djémila m’enfonce plus avant dans l’âme  l’amertume de cet enseignement.

Vers  le soir, nous gravissions les pentes qui mènent au village et, revenus  sur nos pas, nous écoutions des explications :« Ici se trouve la ville  païenne; ce quartier qui se pousse hors des terres, c’est celui des  chrétiens. Plus tard… » Oui, c’est vrai. Des hommes et des sociétés se  sont succédé là; des conquérants ont marqué ce pays avec leur  civilisation de sous-officiers. Ils se faisaient une idée basse et  ridicule de la grandeur et mesuraient celle de leur Empire à la surface  qu’il couvrait. Le miracle, c’est que les ruines de leur civilisation  soient la négation même de leur idéal. Car cette ville squelette, vue de  si haut dans le soir finissant et dans les vols blancs des pigeons  autour de l’arc de triomphe, n’inscrivait pas sur le ciel les signes de  la conquête et de l’ambition. Le monde finit toujours par vaincre  l’histoire. Ce grand cri de pierre que Djémila jette entre les  montagnes, le ciel et le silence, j’en sais bien la poésie : lucidité,  indifférence, les vrais signes du désespoir ou de la beauté. Le coeur se  serre devant cette grandeur que nous quittons déjà. Djémila reste  derrière nous avec l’eau triste de son ciel, un chant d’oiseau qui vient  de l’autre côté du plateau, de soudains et brefs ruissellements de  chèvres sur les flancs des collines et, dans le crépuscule détendu et  sonore, le visage vivant d’un dieu à cornes au fronton d’un autel.

(source photographies)

Il est des lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa négation même.  Lorsque je suis allé à Djémila, il y avait du vent et du soleil, mais  c’est une autre histoire. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est qu’il y  régnait un grand silence lourd et sans fêlure – quelque chose comme  l’équilibre d’une balance. Des cris d’oiseaux, le son feutré de la flûte  à trois trous, un piétinement de chèvres, des rumeurs venues du ciel,  autant de bruits qui faisaient le silence et la désolation de ces lieux.  De loin en loin, un claquement sec, un cri aigu, marquaient l’envol  d’un oiseau tapi entre des pierres. Chaque chemin suivi, sentiers parmi  les restes des maisons, grandes rues dallées sous les colonnes  luisantes, forum immense entre l’arc de triomphe et le temple sur une  éminence, tout conduit aux ravins qui bornent de toutes parts Djémila,  jeu de cartes ouvert sur un ciel sans limites. Et l’on se trouve là,  concentré, mis en face des pierres et du silence, à mesure que le jour  avance et que les montagnes grandissent en devenant violettes. Mais le  vent souffle sur le plateau de Djémila. Dans cette grande confusion du  vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge  qui donne à l’homme la mesure de son identité avec la solitude et le  silence de la ville morte.

Il  faut beaucoup de temps pour aller à Djémila. Ce n’est pas une ville où  l’on s’arrête et que l’on dépasse. Elle ne mène nulle part et n’ouvre  sur aucun pays. C’est un lieu d’où l’on revient. La ville morte est au  terme d’une longue route en lacet qui semble la promettre à chacun de  ses tournants et paraît d’autant plus longue. Lorsque surgit enfin sur  un plateau aux couleurs éteintes, enfoncé entre de hautes montagnes, son  squelette jaunâtre comme une forêt d’ossements, Djémila figure alors le  symbole de cette leçon d’amour et de patience qui peut seule nous  conduire au coeur battant du monde. Là, parmi quelques arbres, de  l’herbe sèche, elle se défend de toutes ses montagnes et de toutes ses  pierres, contre l’admiration vulgaire, le pittoresque ou les jeux de  l’espoir.

Dans  cette splendeur aride, nous avions erré toute la journée. Peu à peu, le  vent à peine senti au début de l’après-midi, semblait grandir avec les  heures et remplir tout le paysage. Il soufflait depuis une trouée entre  les montagnes, loin vers l’est, accourait du fond de l’horizon et venait  bondir en cascades parmi les pierres et le soleil. Sans arrêt, il  sifflait avec force à travers les ruines, tournait dans un cirque de  pierres et de terre, baignait les amas de blocs grêlés, entourait chaque  colonne de son souffle et venait se répandre en cris incessants sur le  forum qui s’ouvrait dans le ciel. Je me sentais claquer au vent comme  une mâture. Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres  craquantes, ma peau se desséchait jusqu’à ne plus être mienne. Par elle,  auparavant, je déchiffrais l’écriture du monde. Il y traçait les signes  de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d’été ou  la mordant de ses dents de givre. Mais si longuement frotté du vent,  secoué depuis plus d’une heure, étourdi de résistance, je perdais  conscience du dessin que traçait mon corps. Comme le galet verni par les  marées, j’étais poli par le vent, usé jusqu’à l’âme. J’étais un peu de  cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis elle enfin,  confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce  coeur partout présent de la nature. Le vent me façonnait à l’image de  l’ardente nudité qui m’entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait,  pierre parmi les pierres, la solitude d’une colonne ou d’un olivier dans  le ciel d’été. Ce  bain violent de soleil et de vent épuisait toutes mes forces de vie. A  peine en moi ce battement d’ailes qui affleure, cette vie qui se plaint,  cette faible révolte de l’esprit. Bientôt, répandu aux  quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et  dans le vent, ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et  ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et jamais je n’ai senti,  si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au  monde.

Oui,  je suis présent. Et ce qui me frappe à ce moment, c’est que je ne peux  aller plus loin. Comme un homme emprisonné à perpétuité — et tout lui  est présent. Mais aussi comme un homme qui sait que demain sera  semblable et tous les autres jours. Car pour un homme, prendre  conscience de son présent, c’est ne plus rien attendre. S’il est des  paysages qui sont des états d’âme, ce sont les plus vulgaires. Et je  suivais tout le long de ce pays quelque chose qui n’était pas à moi,  mais de lui, comme un goût de la mort qui nous était commun. Entre  les colonnes aux ombres maintenant obliques, les inquiétudes fondaient  dans l’air comme des oiseaux blessés. Et à leur place, cette lucidité  aride. L’inquiétude naît du coeur des vivants. Mais le calme recouvrira  ce coeur vivant : voici toute ma clairvoyance. A mesure que la journée  avançait, que les bruits et les lumières étouffaient sous les cendres  qui descendaient du ciel, abandonné de moi-même, je me sentais sans  défense contre les forces lentes qui en moi disaient non.

Peu  de gens comprennent qu’il y a un refus qui n’a rien de commun avec le  renoncement. Que signifient ici les mots d’avenir, de mieux être, de  situation? Que signifie le progrès du coeur: Si je refuse obstinément  tous les « plus tard » du monde, c’est qu’il s’agit aussi bien de ne pas  renoncer à ma richesse présente. Il ne me plaît pas de croire que la  mort ouvre sur une autre vie. Elle est pour moi une porte fermée. Je ne  dis pas que c’est un pas qu’il faut franchir : mais que c’est une  aventure horrible et sale. Tout ce qu’on me propose s’efforce de  décharger l’homme du poids de sa propre vie. Et devant le vol lourd des  grands oiseaux dans le ciel de Djémila, c’est justement un certain poids  de vie que je réclame et que j’obtiens. Etre entier dans cette passion  passive et le reste ne m’appartient plus. J’ai trop de jeunesse en moi  pour pouvoir parler de la mort. Mais il me semble que si je le devais,  c’est ici que je trouverais le mot exact qui dirait, entre l’horreur et  le silence, la certitude consciente d’une mort sans espoir.

On  vit avec quelques idées familières. Deux ou trois. Au hasard des mondes  et des hommes rencontrés, on les polit, on les transforme. Il faut dix  ans pour avoir une idée bien à soi – dont on puisse parler.  Naturellement, c’est un peu décourageant. Mais l’homme y gagne une  certaine familiarité avec le beau visage du monde. Jusque-là, il le  voyait face à face. Il lui faut alors faire un pas de côté pour regarder  son profil. Un homme jeune regarde le monde face à face. Il n’a pas eu  le temps de polir l’idée de mort ou de néant dont pourtant il a mâché  l’horreur. Ce doit être cela la jeunesse, ce dur tête-à-tête avec la  mort, cette peur physique de l’animal qui aime le soleil. Contrairement à  ce qui se dit, à cet égard du moins, la jeunesse n’a pas d’illusions.  Elle n’a eu ni le temps ni la piété de s’en construire. Et je ne sais  pourquoi, devant ce paysage raviné, devant ce cri de pierre lugubre et  solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort  de l’espoir et des couleurs, j’étais sûr qu’arrivés à la fin d’une vie,  les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les  quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l’innocence et la  vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur  destin. Ils regagnent leur jeunesse, mais c’est en étreignant la mort.  Rien de plus méprisable à cet égard que la maladie. C’est un remède  contre la mort. Elle y prépare. Elle crée un apprentissage dont le  premier stade est l’attendrissement sur soi-même. Elle appuie l’homme  dans son grand effort qui est de se dérober à la certitude de mourir  tout entier. Mais Djémila… et je sens bien alors que le vrai, le seul  progrès de la civilisation, celui auquel de temps en temps un homme  s’attache, c’est de créer des morts conscientes.

Ce  qui m’étonne toujours, alors que nous sommes si prompts à raffiner sur  d’autres sujets, c’est la pauvreté de nos idées sur la mort. C’est bien  ou c’est mal. J’en ai peur ou je l’appelle (qu’ils disent). Mais cela  prouve aussi que tout ce qui est simple nous dépasse. Qu’est-ce que le  bleu et que penser du bleu? C’est la même difficulté pour la mort. De la  mort et des couleurs, nous ne savons pas discuter. Et pourtant, c’est  bien l’important cet homme devant moi, lourd comme la terre, qui  préfigure mon avenir. Mais puis-je y penser vraiment? Je me dis : je  dois mourir, mais ceci ne veut rien dire, puisque je n’arrive pas à le  croire et que je ne puis avoir que l’expérience de la mort des autres.  J’ai vu des gens mourir. Surtout, j’ai vu des chiens mourir. C’est de  les toucher qui me bouleversait. Je pense alors : fleurs, sourires,  désirs de femme, et je comprends que toute mon horreur de mourir tient  dans ma jalousie de vivre. Je suis jaloux de ceux qui vivront et pour  qui fleurs et désirs de femme auront tout leur sens de chair et de sang.  Je suis envieux, parce que j’aime trop la vie pour ne pas être égoïste.  Que m’importe l’éternité. On peut être là, couché un jour, s’entendre  dire : « Vous êtes fort et je vous dois d’être sincère : je peux vous  dire que vous allez mourir »; être là, avec toute sa vie entre les  mains, toute sa peur aux entrailles et un regard idiot. Que signifie le  reste : des flots de sang viennent battre à mes tempes et il me semble  que j’écraserais tout autour de moi.

Mais  les hommes meurent malgré eux, malgré leurs décors. On leur dit : ”  Quand tu seras guéri…”, et ils meurent. Je ne veux pas de cela. Car  s’il y a des jours où la nature ment, il y a des jours où elle dit vrai.  Djémila dit vrai ce soir, et avec quelle tristesse et insistante  beauté! Pour moi, devant ce monde, je ne veux pas mentir ni qu’on me  mente. Je veux porter ma lucidité jusqu’au bout et regarder ma fin avec  toute la profusion de ma jalousie et de mon horreur. C’est dans la  mesure où je me sépare du monde que j’ai peur de la mort, dans la mesure  où je m’attache au sort des hommes qui vivent, au lieu de contempler le  ciel qui dure. Créer des morts conscientes, c’est diminuer la distance  qui nous sépare du monde, et entrer sans joie dans l’accomplissement,  conscient des images exaltantes d’un monde à jamais perdu. Et le chant  triste des collines de Djémila m’enfonce plus avant dans l’âme  l’amertume de cet enseignement.

Vers  le soir, nous gravissions les pentes qui mènent au village et, revenus  sur nos pas, nous écoutions des explications :« Ici se trouve la ville  païenne; ce quartier qui se pousse hors des terres, c’est celui des  chrétiens. Plus tard… » Oui, c’est vrai. Des hommes et des sociétés se  sont succédé là; des conquérants ont marqué ce pays avec leur  civilisation de sous-officiers. Ils se faisaient une idée basse et  ridicule de la grandeur et mesuraient celle de leur Empire à la surface  qu’il couvrait. Le miracle, c’est que les ruines de leur civilisation  soient la négation même de leur idéal. Car cette ville squelette, vue de  si haut dans le soir finissant et dans les vols blancs des pigeons  autour de l’arc de triomphe, n’inscrivait pas sur le ciel les signes de  la conquête et de l’ambition. Le monde finit toujours par vaincre  l’histoire. Ce grand cri de pierre que Djémila jette entre les  montagnes, le ciel et le silence, j’en sais bien la poésie : lucidité,  indifférence, les vrais signes du désespoir ou de la beauté. Le coeur se  serre devant cette grandeur que nous quittons déjà. Djémila reste  derrière nous avec l’eau triste de son ciel, un chant d’oiseau qui vient  de l’autre côté du plateau, de soudains et brefs ruissellements de  chèvres sur les flancs des collines et, dans le crépuscule détendu et  sonore, le visage vivant d’un dieu à cornes au fronton d’un autel.

(source photographies)